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Mali, la révolte des esclaves

dimanche 15 décembre 2013, par Assane Koné

Dans un pays accablé de tant de maux, la tradition séculaire de l’esclavage, officiellement interdit, reste un fléau. Avec courage, une association lutte pour rendre la liberté à au moins 300 000 personnes et traîner leurs « maîtres » en justice. Un combat sans relâche.

Lentement, il égrène l’identité de ses protégés : « Akadaye ag Abdullahi, sa sœur Tattché, Tamezanat et ses trois enfants... » Sur la feuille dépliée avec soin figurent ainsi 25 noms de famille. Une trentaine de personnes en tout. Cette liste est un raccourci poignant du destin d’Intamat ag Ikadewan, un homme enjoué de 55 ans, issu de la communauté bellah, c’est-à-dire les esclaves noirs de clans touareg du nord du Mali. Les noms cités sont ceux d’anciens captifs qu’il a libérés, à lui seul, depuis plus de trente-cinq ans, dans les régions de Menaka et de Gao.

Chaque évasion est une odyssée de la peur. Une marche forcée de plusieurs jours, parfois de 100 kilomètres à travers la fournaise sahélienne

« J’allais en brousse, dans les campements nomades, avec des médicaments, en me faisant passer pour un infirmier, raconte-t-il. Après avoir salué le »maître« [le chef du campement], j’en profitais pour parler avec les Bellahs. Je leur proposais de les aider à s’enfuir avec moi, la nuit suivante. Chaque fois, je repartais avec une ou deux personnes... »
Chaque évasion est une odyssée de la peur. Une marche forcée de plusieurs jours, parfois de 100 kilomètres à travers la fournaise sahélienne, pour rejoindre Menaka ou Gao, villes où Intamat a des amis prêts à héberger les fugitifs. Le libérateur, petit agriculteur et éleveur de chèvres, a gardé des liens très forts avec ces derniers. Il a même épousé une femme qu’il a aidée à fuir, le 6 mars 2008. Aïchatou avait alors 22 ans. Dès l’âge de 7 ans, elle avait été arrachée à sa famille, avec ses trois frères, par un Touareg de rang noble de la tribu des Icherifen. Durant quinze années, elle s’est ensuite éreintée à puiser de l’eau pour les dromadaires, à les soigner, à faire la cuisine et le ménage pour ses « patrons » et leur progéniture. Sans avoir droit à autre chose que les restes des repas...

Au Mali, l’esclavage est un tabou absolu, un abcès qui ronge la société

Depuis le printemps 2012, Intamat, Aïchatou et leurs enfants ont quitté le nord du Mali pour se réfugier dans une maisonnette de Kalaban Koro, un faubourg populeux de Bamako. Car, lors de l’occupation du Nord par des groupes djihadistes et rebelles touareg, Intamat a été menacé par quelques maîtres furieux d’avoir été ainsi « dépossédés ». Lui, le fils d’esclaves libérés, a dû déguerpir en abandonnant ses biens. A Bamako, il vivote, reçoit un peu d’aide d’une association de lutte contre l’esclavage baptisée Temedt, mot tamacheq qui signifie « Fraternité ». Grâce à elle, son épouse Aïchatou pourrait bientôt entamer une formation de teinturière. « Tant que la sécurité ne sera pas complètement rétablie dans la région de Menaka, il nous est impossible de rentrer chez nous, poursuit Intamat. En attendant, je reçois tous les jours des appels de Bellahs qui me demandent de les aider... »

Ce phénomène, ancré depuis des siècles, est qualifié d’« esclavage par ascendance »

Au Mali, l’esclavage est un tabou absolu, un abcès qui ronge la société. A l’exception de quelques ethnies du Sud, il se pratique encore dans quasiment toutes les communautés. Les chiffres sont effarants. « Il y a au moins 300 000 esclaves à part entière dans le pays, assure Naffet Keïta, anthropologue à l’université de Bamako et directeur de l’ouvrage L’Esclavage au Mali (L’Harmattan, 2012). Mais, en incluant les descendants et les affranchis, méprisés en raison de leurs origines, la question concerne plus de 850 000 personnes, soit près de 7 % de la population (14,5 millions d’habitants). » Au terme de plusieurs mois d’enquête de terrain, Naffet Keita est parvenu à esquisser une géographie régionale de l’ampleur du problème : de 30 à 35 % de la population autour de Tombouctou (nord du pays), 30 % à Mopti (centre), 20 % à Gao (nord-est), de 12 % à 15 % à Kayes (ouest)...

Ce phénomène, ancré depuis des siècles, est qualifié d’« esclavage par ascendance » : « La condition servile se transmet par la mère, poursuit l’anthropologue. Tout enfant né d’une femme esclave le sera à son tour, quel que soit le statut de son père. » Ainsi, de génération en génération, ces enfants deviennent les serviteurs des descendants du maître. Ils sont leur propriété, à l’instar d’un animal ou d’un objet. Certes, ils sont assimilés culturellement - les Bellahs parlent tamacheq, la langue touareg ; les Harratines sont arabophones ; les Dyons connaissent le bambara... - et vivent auprès de leurs maîtres, mais ils n’ont aucun droit. « L’esclave ne possède rien, n’hérite de rien, reprend Intamat ag Ikadewan, le »sauveur« de Bellahs. Il ne peut pas se marier librement et ses enfants peuvent lui être pris à tout moment. » Il y a aussi les brimades, les humiliations, les mauvais traitements. Sans compter les coups, parfois mortels, le droit de cuissage et les viols.
Face à cette réalité insoutenable, Intamat, le « Spartacus » touareg, a sonné l’heure de la révolte des esclaves

« Mon maître [...] m’a brisé les poignets à coups de bâton »

Face à cette réalité insoutenable, Intamat, le « Spartacus » touareg, a sonné, en lien avec Temedt, l’heure de la révolte des esclaves. Une fronde encore balbutiante, mais qui commence à rallier des partisans. Créée en 2006 par des militants et des notables originaires du Nord malien, l’association est à la pointe du combat, revendiquant aujourd’hui 38 000 membres. Dans ses antennes ouvertes à Gao, Kidal, Mopti, Ségou ou Sikasso, des correspondants locaux mènent des campagnes de sensibilisation auprès des esclaves, mais également des chefs traditionnels de différentes ethnies. Une tâche ardue. « Nous avons mis deux ans avant de simplement faire admettre aux autorités publiques l’existence du problème », explique Ibrahim ag Idbaltanat, le président, qui reçoit au siège de l’association, à Magnambougou, un quartier populaire de Bamako. « Nous devons aussi être prudents pour ne pas éveiller la suspicion des maîtres. Car le plus compliqué reste d’approcher les personnes réduites en esclavage. »

Le premier rendez-vous est clandestin, en ville ou en brousse. L’esclave est alors présenté au membre de Temedt par un intermédiaire. « Souvent, les gens ont peur de se rebeller contre leur propriétaire, poursuit Ibrahim, lui-même d’origine bellah. Certains n’ont même pas conscience qu’ils ont des droits et la possibilité de se faire respecter... »

En dépit de ces craintes, entre octobre 2011 et mars 2012, 22 personnes ont accepté de porter plainte auprès des tribunaux de Tombouctou, de Gao et de Menaka. Une première dans l’histoire du Mali. Leur demande, jugée recevable par la justice, a été soutenue par Temedt et des avocats locaux. Chaque dossier dont L’Express a eu connaissance révèle une vie bafouée, une litanie de souffrances venues d’un autre âge...

Aboubacrine ag K., 59 ans, habitant de la région de Tombouctou, témoigne, au fil d’un entretien avec un juriste : « En 2004, pour la première fois de ma vie, deux brebis m’ont donné 14 petits. Mon maître, Afna ag I., n’a pas supporté que je goûte au bonheur d’être propriétaire de bétail. [...] Il m’a brisé les poignets à coups de bâton et a confisqué les animaux. » Plus loin, le même homme poursuit : « J’ai une fille majeure et deux soeurs. Ces femmes sont données régulièrement en »mariage contre dot« au profit d’Afna sans leur consentement ni le mien. » Quel dédommagement Aboubacrine réclame-t-il auprès de la justice ? Une compensation matérielle, pour « trafic sexuel » sur ses parentes, ainsi que la restitution des bêtes confisquées. Il avoue ne pas savoir combien demander pour ses « cinquante années de berger sans salaire »...

Avec la guerre, beaucoup d’archives judiciaires ont été détruites

Autre victime : Tatché Wallet A., une femme dont le dossier indique qu’elle a « environ 33 ans ». Exploitée durant toute sa jeunesse avant de recouvrer la liberté, elle souhaite seulement obtenir un règlement à l’amiable avec son ancien maître, afin qu’il lui rende sa fille, Aïchata.

Nous n’avons jamais porté d’habits neufs. Mes enfants étaient soumis à des travaux au-dessus de leurs forces

En mars 2012, à Gao, Toufenate, une femme de 48 ans, a détaillé les coups et les humiliations endurés. « Nous n’avons jamais porté d’habits neufs. Mes enfants étaient soumis à des travaux au-dessus de leurs forces, relatait-elle. Nous étions battus comme bon semblait au maître. Les insultes étaient notre lot quotidien. » Elle poursuivait ainsi : « Dans cette histoire, je veux faire payer au maître tout le mal qu’il a semé sa vie durant. Je veux porter plainte devant le juge [...], car je ne peux pas vivre pire que ce que j’ai déjà vécu. »

Ces démarches auprès de la justice ont suscité des tentatives d’intimidation. Quelques esclaves, menacés de représailles par leurs anciens maîtres, ont retiré leurs plaintes. D’autres ont tenu bon.

A Gao, par exemple, les djihadistes ont enrôlé des fugitifs déboussolés

Les quelques dossiers ainsi constitués sommeillaient dans les tribunaux quand, au printemps 2012, des groupes armés - rebelles touareg et mouvements djihadistes - ont chassé les autorités des villes du Nord. Beaucoup d’archives judiciaires ont alors été détruites. D’anciens esclavagistes en ont également profité pour expulser de leur village des familles entières d’affranchis. Mais le chaos a aussi eu des répercussions inattendues : des centaines d’esclaves ont pu s’échapper, filer vers le Sud ou se cacher. Une liberté souvent fragile. A Gao, par exemple, les islamistes du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) ont enrôlé des fugitifs déboussolés, en quête de nourriture ou d’un abri. « En réalité, les djihadistes ont continué à les exploiter, reprend l’anthropologue Naffet Keita. Pire : au moment de la reconquête du Nord (en janvier-février 2013), ils ont poussé de pauvres gens fanatisés à commettre des attentats kamikazes... »

Même libre, le descendant d’esclave reste considéré comme inférieur

En attendant que les plaintes puissent enfin être examinées par une justice malienne paralysée, l’association Temedt ne désarme pas. Le 22 mars, lors d’une conférence de presse organisée à Bamako, ses responsables ont réclamé l’adoption d’une loi criminalisant l’esclavage. Le ministre de la Justice, Malick Coulibaly, s’y est déclaré favorable. Les partisans d’une telle loi souhaitent également que les candidats à la prochaine élection présidentielle, prévue en juillet, se prononcent sur la question. « L’esclavage est officiellement interdit au Mali, relève Ibrahim ag Idbaltanat, le président de Temedt. Mais, il est toujours omniprésent. Et tant que cette pratique n’est pas spécifiquement qualifiée de criminelle, on ne peut déposer plainte que pour »privation de liberté« , »coups et blessures« ... Ce que nous voulons, c’est combattre ce système organisé qui empêche une véritable démocratie de s’enraciner au Mali. »

Ces dernières années, la lutte pour l’égalité a enregistré des avancées : dans le Nord, les clans touareg nobles des Ifoghas ont organisé des rencontres d’information dans la région de Kidal ; à Menaka, à Gao, à Gourma, d’autres chefs traditionnels à « peau claire » relaient les appels à mettre fin à cette domination injuste... Mais les chemins de la liberté sont longs, jalonnés d’embûches. La condition d’esclave imprègne les mentalités, même quand elle n’a plus de réalité effective. Ainsi, il est fréquent de voir des enfants d’affranchis, sans ressources ni endroit où aller, rester auprès de leurs anciens maîtres, et continuer à travailler gratuitement pour eux.

Un Coulibaly de Ségou est un Bambara d’extraction noble. Mais à Nioro du Sahel, ce patronyme désignera un esclave peul

Cette difficulté à s’émanciper contribue à perpétuer un ordre social immuable. Lors des élections, tout le monde vote comme le chef du village ou du campement. « Même libre, le descendant d’esclave reste très souvent considéré comme inférieur, à cause de ses origines, de son nom ou de sa couleur », souligne Naffet Keita. Chez les Touareg et les Arabes, un Noir est presque toujours d’origine servile. Un simple nom de famille peut aussi suffire à connaître l’ascendance d’une personne. Un Coulibaly de Ségou (240 kilomètres au nord-est de Bamako) est un Bambara d’extraction noble. Mais à Nioro du Sahel, ce patronyme désignera un esclave peul. Ces stigmates prévalent encore sur les possibilités d’ascension sociale. Tel directeur de l’Education nationale se fait tout petit quand il retourne au village natal, car il est de condition servile. L’ancien président de la République Amadou Toumani Touré, déposé par un coup d’Etat en mars 2012, a lui-même subi ce mépris implicite, en raison de ses origines : plusieurs hommes politiques ont refusé d’entrer au gouvernement pour ne pas se plier à son autorité. L’esclavage est une plaie qui démange atrocement avant de se refermer. « Aujourd’hui, Aïchatou se sent mieux, souffle Intamat, le juste des Bellahs. Mais dès qu’on lui pose une question sur sa vie d’avant, elle se met à pleurer... »

Par Boris Thiolay, pour L’Express

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