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Fadumo Dayib, une femme présidente pour la Somalie ?

lundi 1er février 2016, par Assane Koné

En septembre 2014, Fadumo Dayib a annoncé son intention de se présenter à l’élection présidentielle somalienne, censée se dérouler en 2016. Cette quadragénaire a tout connu : l’expulsion du Kenya où elle est née, le statut de réfugiée dans son propre pays, la Somalie, puis l’exil vers la Finlande, où elle réside depuis l’adolescence. Illettrée jusqu’à l’âge de 14 ans, aujourd’hui détentrice de trois masters en santé publique et en développement international, cette mère de quatre enfants veut « provoquer des changements sociaux en Somalie ». Entretien.

Qu’est-ce qui vous a décidé à vous porter candidate à l’élection présidentielle en Somalie ?

Fadumo Dayib C’est une combinaison de raisons. Il y a quelques années, je travaillais pour les Nations unies au Liberia. J’ai vu les Libériens reconstruire leur pays après la guerre civile. Ils étaient optimistes, patriotes, dévoués. Je me demandais : « Pourquoi la Somalie ne pourrait-elle pas faire pareil ? » J’ai rencontré la présidente Ellen Johnson Sirleaf et je me suis dit que nous avons besoin de la même chose pour mon pays.

Il y a une autre raison à ma candidature, plus personnelle. J’ai une obligation morale, un devoir civique envers la Somalie. Je ne peux pas me contenter, en tant que membre de la diaspora, que tout aille bien pour moi. La Somalie n’avance pas. Ma génération et celle de ma mère ont détruit ce pays. Nous devons maintenant tout faire pour que la génération de nos enfants ait quelque chose à hériter. Un endroit où retourner, où ils trouveront dignité et prospérité. Nos dirigeants nous ont laissés tomber. Nous, Somaliens, sommes responsables de la guerre. Nos silences, nos absences nous rendent responsables. Mais nous sommes aussi la solution. Nous devons cesser de rejeter la responsabilité sur d’autres et prendre nos responsabilités.

Vous n’aurez pas la tâche facile : la société somalienne est très patriarcale et vous vivez à l’étranger. Comment comptez-vous dépasser ces handicaps ?

J’ai toujours transformé mes désavantages en quelque chose de positif. Le fait que je sois une femme est positif. En Somalie, pour être élu, il faut être un homme, avoir des cheveux gris et un ventre rond. Nous avons vu où le leadership des hommes a mené la Somalie. Il est temps de donner sa chance à une femme. Je pense que les gens voient en moi un espoir, un nouveau départ pour la Somalie. Comparée à ceux contre qui je vais concourir, j’ai les mains propres. Si je suis élue, je ne demanderai pas de salaire, je ne vivrai pas à la Villa Somalia [résidence officielle du président]. Je veux vivre ce que les gens que je représente vivent. Je suis censée être leur serviteur, pas leur maître.

Quant au fait que je vive hors du pays… Un tiers du gouvernement actuel est originaire de la diaspora. Ils ont vécu à l’étranger où ils ont eu la chance d’étudier et de donner quelque chose au pays en retour. La diaspora a ainsi énormément d’influence : chaque année, elle envoie près d’un milliard de dollars au pays. Enfin, la diaspora est très présente dans l’administration somalienne. Vivre à l’étranger n’est pas un problème.

Au final, pourquoi ne pas donner sa chance à une femme qui a vécu dans sa chair ce qu’est le déracinement, qui a étudié et n’a pas d’antécédents criminels ?

Etes-vous retournée en Somalie depuis l’annonce de votre candidature ? Comment allez-vous mener campagne ?

Je ne suis pas retournée en Somalie depuis pour la bonne raison qu’à l’époque de cette annonce, j’étais à l’université d’Harvard. J’ai obtenu mon diplôme en mai 2015, puis je suis rentrée en Finlande pour travailler. De plus, je n’avais pas encore les fonds nécessaires pour garantir ma sécurité sur place.

Pour vous répondre, j’ai l’intention de financer ma campagne via du crowd funding. De cette façon, personne ne pourra « posséder » ma candidature et n’importe qui dans le monde pourra y participer. Cela me donne l’indépendance nécessaire pour agir dans un contexte aussi compliqué que celui de la Somalie. Je prévois de me rendre en Somalie début 2016.

Vous ne saviez ni lire, ni écrire avant l’âge de 14 ans…

Je n’ai eu que très tardivement l’occasion d’aller à l’école. Ma mère vient d’une famille de nomades et a été mariée très jeune, en Somalie. Elle a eu onze enfants qui sont tous morts de maladies curables. On lui a dit qu’en migrant au Kenya, elle aurait peut-être la chance d’avoir des enfants qui resteraient en vie. Elle s’y rendait avec son frère lorsqu’elle a rencontré mon père. Lui aussi était illettré, mais polyglotte. Il avait été enfant de rue, avait appris la mécanique avant de devenir chauffeur. Il a offert à ma mère et son frère de les emmener jusqu’au Kenya. En route, il a demandé la main de ma mère, ce que mon oncle a accepté. Je suis née au Kenya, premier enfant de ma mère qui a survécu. J’ai ensuite eu un frère et une sœur.

Mon histoire est faite de beaucoup de déplacements. En 1991, le Kenya a expulsé les Somaliens, dont ma famille. Je me souviens d’embarquer à bord d’un avion de la Somalia Airlines avec une carte blanche sur laquelle était écrit « Go home ». Ce jour-là, j’ai compris que la Somalie, pour moi, était la maison. C’est l’une des meilleures choses que le Kenya ait faites pour moi.

J’étais néanmoins une réfugiée en Somalie lorsque la guerre a éclaté en 1990. C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés à bord d’un avion de l’armée. Nous étions censés aller en Roumanie. Mais, à Moscou, nous nous sommes enfuis, nous avons rencontré des passeurs qui nous ont embarqués pour Helsinki. La Finlande m’a fourni une éducation.

Sans cette éducation, je ne serais pas en train de vous parler. Grandir dans une famille pauvre n’implique pas de tout abandonner. Il n’y a pas de limites à la réalisation de nos rêves. C’est ce que m’a appris ma mère, qui a appris à lire et écrire à 68 ans.

En 2005, vous êtes retournée en Somalie pour travailler pour l’Unicef. Qu’avez-vous appris de cette expérience ?

J’y suis allée avec mon troisième enfant. J’en ai quatre aujourd’hui. Je l’allaitais encore et un jour, je regardais la télévision, à Helsinki. J’ai vu une femme en Somalie porter son enfant sur son dos et marcher trois kilomètres jusqu’à l’hôpital le plus proche. En arrivant, son bébé était mort. Je pouvais voir le visage de ma mère et ses onze enfants morts dans celui de cette femme. J’ai trouvé cet emploi et j’ai acheté mon billet d’avion pour la Somalie. Quand je suis arrivée à Bosaso (dans le nord du pays), j’ai dormi sur une natte, par terre. Je n’ai jamais aussi bien dormi, parce que je savais que je faisais ce qu’il fallait. Ma vie prenait un sens.

Après six mois, j’ai été évacuée vers Nairobi, au Kenya, pour des raisons de sécurité. Mais je continuais à me rendre en Somalie, au Puntland et au Somaliland toutes les semaines. Quand la situation s’est détériorée, j’ai été transférée aux îles Fidji jusqu’au jour où je me suis dit que je n’avais pas rejoint les Nations unies pour travailler dans un tel paradis. C’est comme ça que je me suis rendue au Liberia, pendant que ma famille vivait au Ghana. Là, je pouvais voir les résultats concrets de mon travail, les cliniques construites, les infirmières formées…

Si vous êtes élue présidente de la Somalie, vous aurez à affronter l’immense influence des clans sur la politique. Comment comptez-vous y faire face ?

Je m’oppose à ce système clanique. Je crois en la méritocratie. Les gens doivent être récompensés pour leur travail, pas parce qu’ils sont des hommes ou membres de tel clan. De la même façon, je ne crois pas que je dois être élue parce que je suis une femme.

Pour moi, le système clanique est l’une des causes du conflit en Somalie. Cependant, il n’est pas question pour moi d’éradiquer les clans. Cela fait partie de la fabrique de la société. Il est normal pour chacun de savoir d’où il vient. Mais les clans vampirisent la politique. Nous devons nous en émanciper, ne pas laisser ce monstre nous mordre. Je travaillerai avec les chefs claniques, mais je ne pense pas que le pouvoir doit être partagé avec les principaux clans comme c’est le cas aujourd’hui. C’est un système injuste qui marginalise les femmes, les jeunes et les clans minoritaires. Si nous voulons faire avancer la Somalie, nous ne pouvons pas avoir recours à un système qui nous divise.

L’autre problème est celui des milices islamistes Chabab. Malgré l’argent de la communauté internationale et la présence des troupes de l’Union africaine (AMISOM), la menace existe toujours. Que comptez-vous faire ?

Cette question est la pierre angulaire de la paix en Somalie. Mais je ne vois pas les Chabab comme la plus grande menace. Nous pouvons les contenir. Les Chababs ont émergé parce qu’il y avait un vide dans la société, à cause de la politique internationale des Etats-Unis qui ont soutenu l’entrée des troupes éthiopiennes en Somalie, en 2006. C’est comme ça que les Chababs sont nés [de la scission des tribunaux islamiques, en réaction à l’intervention de l’armée éthiopienne]. Les Chabab s’attaquent à des problèmes sociaux et économiques.

C’est pour cela qu’ils sont capables de recruter des jeunes, qui n’ont ni éducation ni emploi. Pour ces jeunes, rejoindre les pirates ou les Chabab est un moyen de gagner de l’argent. J’inviterai donc les Chababs à la table des négociations, à condition qu’ils désarment leurs troupes, qu’ils rompent leurs liens avec le terrorisme international et qu’ils arrêtent de tuer. Le dialogue est la clé. S’ils ne remplissent pas ces conditions, nous devrons les cibler. Tout le monde, en Somalie, les connaît. Il ne s’agit pas d’étrangers, mais de nos enfants, de nos maris, de nos oncles… Nous savons comment les contenir.

Le Somaliland, qui a déclaré son indépendance vis-à-vis de Mogadiscio en 1991, a su maintenir paix et stabilité, contrairement au reste de la Somalie. Agirez-vous en faveur de la reconnaissance de son indépendance ?

Ce que le Somaliland, en tant que région de la Somalie, a réussi est remarquable. J’admire la façon dont ils ont pacifié la région. Le reste de la Somalie peut apprendre beaucoup du Somaliland sur l’organisation d’élections démocratiques, le respect de la loi… Cependant, je crois en une Somalie unie. Je ne soutiens pas la balkanisation de la Somalie. Imaginez si les dix-huit régions devenaient des pays indépendants, la Somalie n’existerait plus et cela constituerait une menace majeure à la sécurité de la région. Il est déjà difficile de gérer une Somalie, que cela serait-il avec dix-huit ?

Je crois en un gouvernement unitaire, avec des fonctions décentralisées et des régions en charge de leur fiscalité. Toutes les régions doivent avoir accès au pouvoir et aux ressources pour qu’il y ait une véritable équité sur tout le territoire. Nous pourrions imaginer une fédération du même type que la Suisse, avec une rotation de la présidence entre les régions. Si la capitale est Mogadiscio, l’administration devrait être située ailleurs pour que les régions reçoivent autant que Mogadiscio. Ceci dit, nous devrions organiser un référendum sur le Somaliland. Si la population va dans le sens de l’indépendance, nous devrons respecter ce choix. Ce n’est pas à quelques individus de décider. Personnellement, je préfère que nous restions unis.

Au final, je crois à l’importance d’offrir un choix. Je suis une des alternatives. Les gens doivent avoir la chance de faire entendre leur voix. Ce n’est ni aux chefs des clans ni à la communauté internationale ni aux pouvoirs régionaux de décider du futur des Somaliens. C’est à eux de décider.

Mon but ultime n’est pas d’être élue, ni d’avoir du pouvoir, mais de provoquer des changements sociaux en Somalie. L’une des façons d’y parvenir est de défier la notion du pouvoir en Somalie, de défier le patriarcat, de défier les privilèges. Pour moi, l’élection de 2016 n’est qu’un début.

Propos recueillis par Vincent Defait
Le Monde.fr


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