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Aminata Dramane Traoré : « Laissez l’Afrique penser par elle-même »

mardi 11 mars 2014, par Assane Koné

Femme politique, écrivaine et féministe malienne, Aminata Traoré refuse que l’Occident dicte aux femmes africaines les moyens de leur émancipation. Entretien à rebours de tous les clichés. L’ancienne ministre de la culture du Mali Aminata Dramane Traoré a été une des rares personnalités à dénoncer l’intervention militaire de la France au Mali. Elle explique sa position à travers « La Gloire des imposteurs - Lettres sur le Mali et l’Afrique » (Philippe Rey), fruit d’échanges avec l’auteur sénégalais Boubacar Boris Diop. Rencontre.

ELLE : Vous êtes issue d’un milieu très modeste, de quel futur rêviez-vous, adolescente au Mali ?

AMINATA TRAORE : L’adolescence, période de quête de soi, s’est doublée pour moi d’une quête politique. Comme tous les jeunes de ma génération - je suis née en 1947, j’étais imprégnée par les luttes de libération des peuples. J’étais inspirée par le combat et l’intégrité morale de Modibo Keita, premier président du Mali indépendant en 1960. Il n’avait rien à voir avec les leaders d’aujourd’hui corrompus et prêts à vendre l’Afrique ! Les femmes de ma génération nourrissaient de grands espoirs, y compris pour leurs droits. Au lycée, je ne pensais qu’à mes études, encadrées fermement par une directrice qui nous disait : « Serrez les jambes, pas question de tomber enceintes précocement. Pensez à vos études, à votre avenir ! »

Vous êtes la première fille de votre famille à être allée à l’école...

L’analphabétisme des filles, en ce temps-là, était surtout dû à l’inquiétude de nos parents, qui craignaient qu’il ne nous arrive quelque chose si nous sortions de la sphère familiale. Aujourd’hui, c’est la conséquence de la précarité : les parents n’ont pas les moyens de payer l’école. Nous étions douze enfants, mes trois sœurs aînées n’ont pas été scolarisées. Mais mon père, contrôleur des PTT, et ma mère, teinturière, étaient terriblement fiers de mon parcours universitaire.

Mais c’est vous qui avez insisté pour être scolarisée !

J’avais 7 ans. Un jour où je jouais avec une petite fille, elle a crié quand je lui ai pris le bras ! Elle m’a expliqué qu’elle venait d’être vaccinée à l’école et que son bras était douloureux. Alors, j’ai dit à mes parents : « Je veux aller à l’école, moi aussi je veux être vaccinée ! » Or, le délai d’inscription était dépassé. Mes parents ont chargé mon grand frère de m’emmener faire le tour des écoles pour en trouver une qui m’accepte. Je me suis retrouvée à l’école Maginot, que fréquentaient les petites filles blanches des colons, mais aussi des métisses et des Noires. J’ai bûché, j’ai sauté une classe, je dévorais les livres - ah, Lamartine et les Romantiques ! Dans cette école, j’ai aussi pris conscience de la différence. Sans en faire un problème ni éprouver de frustration.

Votre conscience politique date, dites-vous, des années de lycée ?
Nous nous sentions, mes amies et moi, si responsables du futur de notre pays. Dans ces premières années post-coloniales, l’élite masculine tenait à ce que se développe une élite féminine africaine. Après être sorti du joug colonial, on ne s’attendait pas à ce que les hommes accaparent le pouvoir.

Quel est le combat le plus crucial en matière de droits des femmes en Afrique ?La lutte contre l’excision, la polygamie ?

Je ne nie absolument pas les violences faites aux femmes en Afrique. Mais le premier combat à mener pour et par les femmes africaines est celui de la justice sociale et économique. Bien sûr que j’ai envie de me battre pour que les petites filles ne subissent pas l’excision, mais je n’ai pas envie que des féministes des pays du Nord m’imposent les armes de mon combat. Ma douleur, ce n’est pas l’excision, ce n’est pas la polygamie, c’est l’ignorance dans laquelle sont maintenues des femmes parce qu’elle ne leur permet pas de comprendre ce qu’on leur fait subir. On ne résoudra l’analphabétisme, les maternités précoces ou l’excision que lorsque l’on créera un environnement social et économique capable de protéger et d’éduquer les femmes.

Vous dénoncez le détournement, le pillage des ressources de l’Afrique par les élites et les multinationales...

Nous sommes dans une impasse libérale. Les multinationales font pression sur la politique, sur votre société, sur vos dirigeants. Mais leur pression est encore plus forte chez nous ! Qu’on laisse l’Afrique penser économiquement par elle même. Qu’on stoppe le pillage de nos ressources. Je ne prétends pas que l’Afrique va se sauver toute seule. Nous sommes dans le même bateau fou, hommes et femmes, Africains et Européens. Mais nous, les Africains, sommes dans la cale. Cessons, chez nous en Afrique, de mettre au pouvoir des dirigeants qui disent à des multinationales et à des gouvernements étrangers : « Venez prendre nos richesses et faisons du business ensemble ! » L’ordre mondial nous condamne au chômage et à la misère, sources d’instabilité politique et de conflits.

Comment voyez-vous les nouvelles générations de filles ?

Je suis arrivée là où je suis parce que je suis allée à l’école, puis à l’université. Quelle douleur de constater que, cinquante ans plus tard, les filles qui naissent en Afrique n’auront pas ma chance. Les femmes sont les principales victimes de l’ultra mondialisation, qui se traduit par le désengagement total de l’Etat dans l’éducation, la santé et les prestations sociales. On manque d’hôpitaux, d’écoles.

Vous vous insurgez contre la vision, souvent condescendante, de la femme africaine qu’ont les pays du Nord, la présentant comme une perpétuelle « victime ».

Toute l’Afrique est infantilisée. On ne nous voit que comme des barbares ou de grands enfants qu’il faut sans cesse surveiller. Et on s’effraie de ce continent comme d’un trou noir dont ne sortiront que des migrants et des djihadistes ! Non, nous, les Africaines, nous ne sommes pas que des femmes violées, mutilées et battues. Dans certains colloques féministes, plutôt que d’écouter l’analyse de femmes africaines, on présente des schémas construits par des sociétés dominantes, qu’on veut nous imposer comme modèles uniques. Comme si nous n’avions aucune société structurée en Afrique. Mais si ça ne va pas, la femme — africaine divorce elle aussi !
Selon vous, les femmes sont le pivot des familles africaines...
Bien sûr. Ce sont elles qui gèrent les finances de la famille. La priorité, y compris dans le combat pour les droits des femmes, c’est de lutter contre la pauvreté. L’égalité mathématique avec les hommes ne résout pas à elle seule tous les problèmes. L’idée que les femmes africaines ne sont rien m’est insupportable.

Deux figures féminines ont été très inspirantes dans votre parcours : votre mère et votre sœur aînée, Fanta ?

Dans les débats au sein de la famille, c’est à ma mère qu’on se référait, elle apaisait tout, réglait tout. Son avis comptait pour nous tous, hommes compris. Ma sœur aînée, Fanta, l’a aidée à nous élever. Sans jamais être allée à l’école, elle a décidé de sa vie. Elle a épousé un homme formidable. Il lui a acheté une machine à coudre. La nuit, il lui lisait la notice, l’aidait à couper les patrons et actionnait la pédale de la machine quand elle cousait ! Elle a voyagé dans toute l’Afrique pour développer leur petite entreprise de vêtements pour enfants, pendant que son mari gardait les enfants. Sa force et sa détermination sont emblématiques de tant d’Africaines qui prennent leur destin en main. Elle et notre mère seront les héroïnes de mon prochain livre.

A vous lire, on a l’impression qu’il y a des antagonismes irréductibles entre Noirs dominés et Blancs dominants, ne croyez-vous pas aussi en la mixité ?

Mais bien sûr que si, j’y crois, moi dont les petits-enfants sont métis ! Le Blanc en général n’existe pas, le Noir en général n’existe pas. Nous sommes tous humains. Et je suis convaincue qu’une nouvelle génération de politiques africains et étrangers pourra rompre avec les schémas et les comportements actuels.
Vous étiez contre l’intervention de la France au Mali...
Je ne pense pas que les rebelles et les islamistes seraient descendus jusqu’à Bamako. Tout a été fait pour écarter l’armée malienne sur le terrain. Là encore, on a imposé une solution militaire aux Africains, comme on leur impose des solutions économiques.

Qu’est-ce qui continue à vous porter dans vos combats ?

De ne jamais désespérer des événements ni de nous mêmes. De toujours vouloir vivre debout. J’ai transmis ces principes à mes deux filles, tout comme l’importance de la solidarité familiale. Mes parents, mes douze frères et sœurs et moi avons toujours été très liés. C’est une valeur dans laquelle j’ai toujours puisé une grande force.
Par Caroline Laurent-Simon
(ELLE)

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