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Hommage à François Konian Banny, esprit rebelle de la musique ivoirienne

vendredi 10 juin 2016, par Assane Koné

François Konian Banny est décédé le 7 juin, à l’âge de 69 ans. Il aura révolutionné le secteur de la musique en Côte d’Ivoire. Il aurait voulu être pilote. Son père le voyait imprimeur. Il aura été l’une des figures majeures de l’industrie musicale de l’Afrique de l’Ouest francophone. L’ex-producteur et fondateur de Radio JAM François Konian Banny est décédé le 7 juin à l’âge de 69 ans.

Nourri de rock, de blues et de jazz plutôt que de musique ivoirienne dans les années 1960, fan de Harley-Davidson, « Papa François » comme on le surnommait à Abidjan a su très tôt qu’il consacrerait sa vie à la musique. Nous l’avions longuement rencontré en 2013 dans les locaux de Radio JAM, l’une des stations commerciales les plus écoutées de Côte d’Ivoire. Un bâtiment de ciment brut, installé à Treichville, là même où tout avait commencé. Là même où dans la nuit de la Saint-Sylvestre au milieu des années 1970, il pressa son premier vinyle.

Son parcours, il nous l’avait raconté pendant plus de trois heures assis derrière son bureau, avant de nous emmener déjeuner. François Konian, c’était un mythe : un homme de l’ombre, inaccessible, fuyant les médias et les mondanités, un esprit rebelle, un visionnaire qui aura révolutionné le monde de la musique en Côte d’Ivoire et au-delà. Celui à qui pas un chanteur ivoirien ne rend hommage lorsqu’il sort un nouveau disque. Un homme apprécié, sévère aussi, craint parfois car terriblement indépendant et intransigeant. Un professionnel que pendant plus d’une semaine Henry Salvador a recherché vainement à Abidjan afin d’avoir l’autorisation de reprendre « AmiO » de la Camerounaise Bebe Manga… jusqu’à ce qu’il apprenne, dans le vol qui le ramenait à Paris, que François Konian était aussi du voyage.

François Konian, c’est celui qui refuse de voir un homme jouer de la kora assis par terre pour les touristes

François Konian, c’est celui qui refuse de voir un homme jouer de la kora assis par terre pour les touristes. Qui a produit les figures qui auront marqué la scène musicale des années 1960-1980, WOYA (Marcellin Yacé, Manou Gallo), Ernesto Djédjé, Amédée Pierre… Cette aventure nous voulions l’écrire dans un livre avec lui, la transmettre aux jeunes générations. Las, le sort en aura décidé autrement. Nous lui rendons aujourd’hui hommage en lui donnant une dernière fois la parole pour que vive sa mémoire, pour que l’on n’oublie pas que lorsqu’il choisit de consacrer sa vie à la culture, il le fit envers et contre tous ainsi qu’il le raconte en cette matinée du 09 septembre 2013.

« Mon père [Félicien Konian Kodjo, l’un des membres fondateurs du PDCI-RDA aux côtés de Félix Houphouët-Boigny] s’opposait à me voir embrasser une carrière musicale et m’avait envoyé en France faire des études pour devenir imprimeur. Il voulait que je devienne le leader du secteur en Côte d’Ivoire. Mais j’ai refusé. Et j’ai disparu de la circulation. Ce qui m’intéressait, c’était l’industrie musicale. Quand j’étais à Paris, j’en ai profité pour travailler dans le studio de Loulou Gasté, le mari de Line Renaud. J’apportais le café », rigole-t-il avant de poursuivre.

« J’ai rejoint Londres et je me suis pointé à CBS. Je ne sais même pas comment on m’a laissé entrer ! À l’accueil, je dis que je veux voir le boss. Dans le hall, un homme en fauteuil roulant me demande ce que je veux. J’étais culotté, j’insiste :

‘- Je veux voir le patron !
– C’est moi !’
Je lui explique que je veux faire la même chose que lui à Abidjan. Et lui, amusé, me fait visiter son usine où il fabrique ses disques. C’était ce dont je rêvais. Mais j’étais libre et jeune. C’était l’époque où on allait à Katmandou. On avait des gilets en peau de mouton, on portait la barbe… On me pensait hippie, drogué. Je m’en fichais. Je pars en Inde, au Pakistan, à Hong-Kong, en Chine. Je travaille un peu partout, comme manœuvre dans les champs de riz, puis dans une usine clandestine qui fabrique des disques pirates. Je découvre alors que les Chinois dans un petit coin, avec une chaudière, fabriquent des vinyles enregistrés à partir de musiques diffusées aux États-Unis sur les ondes longues fréquences, AM. »

De quoi donner des idées au jeune homme déterminé qui de retour en Côte d’Ivoire, mettra quelques années à obtenir un prêt, gage la petite villa que sa mère possède à Treichville (qui deviendra le bâtiment de sa radio et de son studio), achète du matériel d’occasion et tente de fabriquer lui-même ses disques. Il lui faudra deux longues années pour y parvenir sueur au front dans la nuit du 31 décembre 1975 au 1er janvier 1976.

Il y avait des craquement, des frottements, mais j’avais fabriqué mon disque

« Cette nuit là, au moment où les bateaux du port mugissent pour célébrer la nouvelle année, la chaudière implose projetant de l’huile hydraulique partout… Je la remets en état de marche. Ça faisait deux jours que je m’étais enfermé pour y parvenir. Je recommence pour la énième fois et là, la presse descend et touche au bon endroit. Je sors le disque, non pas fin comme une crêpe, mais épais, énorme ! Impossible de l’ébarber. Je le mets sur le tourne disque et ça joue ! De la musique. Il y avait des craquement, des frottements, mais j’avais fabriqué mon disque.
Quelle heure était-il ? Je n’en sais rien. Peut-être 3-4 heures du matin. J’en fais un deuxième, puis un troisième.

Dans la matinée, je vais à la maison de mon père, à Danga [quartier de Cocody], sans même penser à prendre une douche. Mon père est installé dans le salon, apprêté pour accueillir ses invités du Jour de l’an. Et il me voit débarquer, crado, avec de l’huile partout :

‘-Qu’est-ce qu’il y a pour toi ?!
 Ben je…
 Bonne année !
 Oui, bonne année ! Voilà mon disque.
 Ton disque ?
 Oui, c’est le disque que j’ai fait.
 C’est toi qui a fait ça ? Ici ?
 Oui.
 Quand ?
 Tout à l’heure. Là, cette nuit.
 Donne !’
Et je l’entends appeler ma mère : ‘Ça, c’est ce que François a fait.’

Pendant ce temps-là, les premiers visiteurs arrivent. Je me retire sur le bas côté. Mais comme j’étais un peu une célébrité dans le genre de ce qu’il ne faut pas avoir comme enfant, tout le monde disait : ‘C’est l’individu en question ?’ Et il y en a un qui trouve moyen de dire : ‘François, ton père, c’est un monsieur bien, un médecin. On attend que tu fasses de bonnes études. J’espère que cette année, tu vas commencer à être un peu plus sage.’

Et là, mon père a révélé un côté que je ne lui connaissais pas :

‘-Arrêtez de dire des bêtises. Nous n’avons rien compris. Ça fait des années que je suis en train de me battre avec ce jeune homme, il me parle d’industrie culturelle. C’est lui qui a tout compris. Regardez ce qu’il vient de faire !’ Et il demande à ce qu’on mette le disque et que j’explique.

Ici, on a le café, le cacao. Ce sont des ressources qui peuvent s’épuiser. Pas la culture ! Elle est intarissable.’

Des années plus tard, François Konian monte son usine. On y vient de tout le continent. De quoi générer suffisamment de revenus pour produire et lancer sur le marché de nouveaux artistes. Et monter ensuite un studio d’enregistrement aux normes internationales. Puis créer une radio, pour ne pas laisser les médias occidentaux couvrir seuls l’actualité africaine et pour permettre à la jeunesse ivoirienne de s’exprimer librement. Après maintes déboires, des promesses non tenues et des espoirs déçus, seront déterminantes une rencontre avec Houphouët-Boigny et une intervention d’Omar Bongo qui voulait profiter de la libéralisation des ondes et voir Africa n°1 diffusée en Côte d’Ivoire. Radio JAM émettra pour la première fois en 1998. Envers et contre tous, toujours.

François Konian n’aura jamais oublié ce qu’il devait au père de l’indépendance ivoirienne : « Le jour de son enterrement, j’ai tout enregistré et filmé. J’étais là quand on a mis le corps de Félix Houphouët-Boigny dans le caveau. Je me suis dit alors que je ferai vivre la voix de ce monsieur pour qui j’ai une grande admiration. C’est pourquoi sur radio JAM, il y a ce programme ‘le père fondateur a dit…’ et que l’on entend ses discours, pour lutter contre ceux qui veulent le gommer de l’histoire de notre pays et l’effacer de nos mémoires. »

Radio JAM n’est pas une radio pour faire du business. Ce bâtiment aux murs défraîchis, c’est un pied de nez que je fais aux gens

Alors que nous présentons nos condoléances à ses enfants, sa famille, ses proches, nous reviennent lancinantes ces paroles : « Aujourd’hui, la seule chose que j’ai à transmettre, ce n’est pas de l’argent. Radio JAM n’est pas une radio pour faire du business. Ce bâtiment aux murs défraîchis, c’est un pied de nez que je fais aux gens. C’est une cabane inachevée que je peux peindre quand je veux. Mais entre de la peinture et des micros, qu’est-ce qui est le plus important ? Entre les jeunes que je suis en train de former pour demain et la moquette sans trou, qu’est-ce qui est crucial ? JAM, ce n’est pas juste une radio. C’est une manière de voir. Je n’ai pas pu monter la grosse entreprise qui rapporte énormément. Mes enfants continueront peut-être dans cette direction-là. Mais je suis obligé de leur transmettre certaines valeurs : quand tu veux quelque chose, il faut le faire envers et contre tout. J’ai voulu montrer qu’un Africain pouvait faire beaucoup de choses. Le complexe que l’on continue à avoir et à entretenir, c’est de penser que certaines choses sont réservées à d’autres. Il faut en finir avec cette idée. Ce n’est pas un Américain qui a marché sur la lune, mais un homme. Et l’humanité, c’est nous tous ! » Que la terre lui soit légère.

Séverine Kodjo-Grandvaux
http://www.jeuneafrique.com


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